Les Lettres de mon moulin d' Alphonse Daudet
Le phare des Sanguinaires
Cette nuit je n'ai pas pu dormir. Le mistral était en colère, et les éclats de sa grande voix m'ont tenu éveillé jusqu'au matin. Balançant lourdement ses ailes mutilées qui sifflaient à la bise comme les agrès d'un navire, tout le moulin craquait. Des tuiles s'envolaient de sa toiture en déroute. Au loin, les pins serrés dont la colline est couverte s'agitaient et bruissaient dans l'ombre. On se serait cru en pleine mer.
Cela m'a rappelé tout à fait mes belles insomnies d'il y a trois ans,quand j'habitais le phare des Sanguinaires, là-bas, sur la côte corse à l'entrée du golfe d' Ajaccio.
Encore un joli coin que j'avais trouvé là pour rêver et être seul.
Figurez-vous une île rougeâtre et d'aspect farouche, le phare à une pointe, à l'autre une vieille tour génoise où, de mon temps, logeait un aigle. En bas, au bord de l'eau, un lazaret en ruine, envahi de partout par les herbes, puis des ravins, des maquis, de grandes roches, quelques chèvres sauvages; de petits chevaux corses gambadant la crinière au vent; enfin là-haut, tout en haut, dans un tourbillon d'oiseaux de mer, la maison du phare, avec sa plate-forme en maçonnerie blanche, où les gardiens se promènent de long en large, la porte verte en ogive, la petite tour de fonte, et au-dessus la grosse lanterne à facettes qui flambe au soleil et fait de la lumière même pendant le jour... Voilà l'île des Sanguinaires, comme je l'ai revue cette nuit en entendant ronfler mes pins.
Ce récit qui, avec "L'agonie de la Sémillante" et "Les douaniers", constitue un ensemble thématique bien net à l'intérieur des Lettres de mon moulin, a été publié le 22 août 1869 dans le Figaro et se rattache à une expérience réelle. De décembre 1862 à mars 1863, Daudet effectue un voyage en Corse au cours duquel il passe effectivement une dizaine de jours dans le phare d'une des îles Sanguinaires, à l'entrée du golfe d' Ajaccio. Ce séjour eut un grand retentissement sur sa vie affective et sa création littéraire: ce thème de l'isolement sera repris, dans le même décor, en 1895 et 1897.
tour génoise=Jusqu'en 1768, date à laquelle Choiseul racheta l'île pour la France, la Corse était possession de la République de Gênes.
lazaret=dans un port, on désigne ainsi l'établissement où s'effectue le contrôle sanitaire et, accessoirement, l'isolement des malades contagieux. Le mot a subi l'influence sémantique de l'italien lazzaro, lépreux.
Le phare des Sanguinaires
Cette nuit je n'ai pas pu dormir. Le mistral était en colère, et les éclats de sa grande voix m'ont tenu éveillé jusqu'au matin. Balançant lourdement ses ailes mutilées qui sifflaient à la bise comme les agrès d'un navire, tout le moulin craquait. Des tuiles s'envolaient de sa toiture en déroute. Au loin, les pins serrés dont la colline est couverte s'agitaient et bruissaient dans l'ombre. On se serait cru en pleine mer.
Cela m'a rappelé tout à fait mes belles insomnies d'il y a trois ans,quand j'habitais le phare des Sanguinaires, là-bas, sur la côte corse à l'entrée du golfe d' Ajaccio.
Encore un joli coin que j'avais trouvé là pour rêver et être seul.
Figurez-vous une île rougeâtre et d'aspect farouche, le phare à une pointe, à l'autre une vieille tour génoise où, de mon temps, logeait un aigle. En bas, au bord de l'eau, un lazaret en ruine, envahi de partout par les herbes, puis des ravins, des maquis, de grandes roches, quelques chèvres sauvages; de petits chevaux corses gambadant la crinière au vent; enfin là-haut, tout en haut, dans un tourbillon d'oiseaux de mer, la maison du phare, avec sa plate-forme en maçonnerie blanche, où les gardiens se promènent de long en large, la porte verte en ogive, la petite tour de fonte, et au-dessus la grosse lanterne à facettes qui flambe au soleil et fait de la lumière même pendant le jour... Voilà l'île des Sanguinaires, comme je l'ai revue cette nuit en entendant ronfler mes pins.
Ce récit qui, avec "L'agonie de la Sémillante" et "Les douaniers", constitue un ensemble thématique bien net à l'intérieur des Lettres de mon moulin, a été publié le 22 août 1869 dans le Figaro et se rattache à une expérience réelle. De décembre 1862 à mars 1863, Daudet effectue un voyage en Corse au cours duquel il passe effectivement une dizaine de jours dans le phare d'une des îles Sanguinaires, à l'entrée du golfe d' Ajaccio. Ce séjour eut un grand retentissement sur sa vie affective et sa création littéraire: ce thème de l'isolement sera repris, dans le même décor, en 1895 et 1897.
tour génoise=Jusqu'en 1768, date à laquelle Choiseul racheta l'île pour la France, la Corse était possession de la République de Gênes.
lazaret=dans un port, on désigne ainsi l'établissement où s'effectue le contrôle sanitaire et, accessoirement, l'isolement des malades contagieux. Le mot a subi l'influence sémantique de l'italien lazzaro, lépreux.